En fait de livres, tout va mieux. Un relatif répit
de l’agressivité téléphonique me permet d’avancer ces jours-ci dans mes
lectures – Bainville est concurrencé par le dernier ouvrage de Jean-Marie
Rouart « Ne pars pas avant moi », reçu de Gallimard et commencé hier,
poursuivi aujourd’hui dans le train. Ce Rouart, dont je dois à Saint Robert le
plaisir d’avoir fait la connaissance il y a peu, s’installe assez vite dans mon
panthéon personnel – je ne comprends pas pourquoi j’ai tant négligé un écrivain
de si bonne race, que l’on croit conformiste parce qu’il est académicien et
écrit sans faire de bruit. Comme il est l’invité de mon prochain Courtoisie mercredi,
je le lis avec soin et aussi avec une sorte de jubilation, tant est admirable
son style appliqué, ses trouvailles d’écrivain, et à travers lui cette manière
que seul peut conquérir un écrivain de voir le monde – de le voir sans cesse
tout entier, de haut. Sans doute mon ravissement vient-il de ce que je n’ai pas
lu de roman depuis longtemps et que je retrouve d’un coup le charme pur de la
littérature. Charme si puissant qu’on se demande comment on peut s’en
déprendre, comme je fus à deux doigts de le faire, et ce que serait un monde
sans littérature, sans le recul et la détente profonde qu’apporte seule
l’écriture romanesque. Un monde sans roman serait un monde infernal – c’est
d’ailleurs le cas pour la majorité de nos contemporains qui, privés du secours
de la littérature sous ses triples espèces, lecture, écriture et manière de
voir, vivent en effet dans une sorte d’enfer plat. Rouart cite Tchekhov et ce
personnage de « La Mouette » tout exalté à l’idée d’être
écrivain : « pour un aussi grand bonheur que d’être écrivain, je
supporterais l’inimitié des miens, j’habiterais sous les toits, je ne mangerais
que du pain noir, etc. » C’est que tout est supportable pour qui vole
continument au-dessus du monde, au grand air, sur les ailes distanciées de la
langue et des mots.
Livres ! Ceux que j’ai lus, que
je lis, que je vais lire, comme ceux que j’ai écrits, que j’écris (trois en ce
moment…), et que j’écrirai, qu’ils soient désormais mon seul univers ! Il
paraît que la majorité des Européens ne lit pas même un seul livre dans l’année
– la chose apparaît même si normale que l’on peut devenir ministre de la
Culture sans avoir lu grand chose. Pour ce qui est de l’écriture, c’est
pire : 40 % des Britanniques n’auraient pas écrit une seule ligne à la
main depuis six mois, tout étant remplacé, pour eux, par l’ordinateur et le
téléphone portable – y compris notes, adresses, et bien entendu missives.
Monde, comme dit Renaud Camus, dont « on voudrait descendre »,
comme d’un train qui court au ravin . Que serait, ou que sera un monde
sans littérature et sans les livres – ces livres qui ne sont pas la réalité du
monde mais sa vérité, dont je veux qu’ils soient désormais l’essentiel de
mon univers. (Si seulement le téléphone n’existait pas – et les
téléphoneurs…).
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