Le remarquable succès du Front national
aux élections européennes suscite bien des observations. L’opinion commune est
que le FN est désormais le premier parti de France, d’où se déduit dans bien
des esprits qu’il est aux portes du pouvoir. Pour ma part, si je souhaite
vivement que les forces patriotes et populaires qui se reconnaissent en Marine
Le Pen accèdent aux responsabilités gouvernementales et redressent un pays qui
roule aujourd’hui toutes les pentes, je ne peux tenir cette victoire pour
possible dans le format actuel du RBM. Il me paraît indispensable de formuler
les révisions stratégiques qui s'imposent, dussé-je déplaire derechef à celle
dont j’ai été porte-parole en 2012 et qui, comme en témoigne la dégradation de
nos rapports depuis plus d’un an, et concomitamment celle des rapports entre
les partis que nous présidons, ne semble guère décidée à les regarder en face.
Pour commencer, rappelons la
logique de la Ve République qui, pour n’être pas monarchique, n’en requière pas
moins que le chef de l’État, dont presque tout dépend, d’une part obtienne plus
de la moitié des suffrages exprimés lors d’une élection présidentielle, d’autre
part, soit reconnu comme légitime par tous les Français, ceux qui ont voté pour
lui, ceux qui ont voté contre, et ceux qui n’ont pas voté du tout - qu'il soit
"l'Homme de la Nation", comme disait de Gaulle.
C’est peu de
dire que ces deux conditions ne sont pas aujourd'hui remplies.
Le corps électoral approchant 45
millions de Français, même en cas d’une forte abstention lors des
présidentielles, c’est environ 15 millions de suffrages qu’il faut réunir. En
1995, Jean-Marie Le Pen a approché cinq millions d’électeurs, étiage qu’il a
dépassé en 2002, Marine Le Pen le portant en 2012, à 6 millions – aux
européennes, le total de ses listes ne fut cependant que de 4,5 millions, soit
10 % du corps électoral. Il est donc évident que, au Front national flanqué des
trop rares personnalités que Marine Le Pen tente de rassembler, doivent
s’ajouter de nouvelles forces, qu’il s’agisse de partis politiques, de
groupements plus ou moins formels, ou de personnalités significatives. Il y a
donc un énorme effort à accomplir car, même en dépassant le meilleur résultat obtenu
jusqu'à présent, c’est encore bien plus du double qu’il faudra rassembler en
2017.
On peut trouver
cette nécessité regrettable ; elle est au contraire souhaitable : d’abord,
il ne serait pas sain qu’un parti accède seul au pouvoir - et, de ce point de vue,
l'esprit des institutions de la Ve République est respecté puisque, mises à
part les législatives de 1968, jamais aucun parti ne fut majoritaire seul à
l’Assemblée nationale, tous les présidents élus procédant pour leur part à de
rassemblements composites. Ensuite, et surtout, le monopartisme serait d'autant
plus malsain qu’il serait loin d’assurer la légitimité suffisante, ce
"large consentement" tant nécessaire pour gouverner au sens plein de
ce mot, c'est-à-dire mener une politique d'envergure - aspect qui n’est pas
secondaire en une période où, autant que l'étiolement de la souveraineté, c'est
aussi l'étiolement (d'ailleurs corrélatif) de la légitimité qui rend nos
gouvernements impuissants, et qui, sur bien des dossiers les paralyse. Une
telle paralysie n'épargnerait pas le Front national, dont il est à peine besoin
de dire qu'il suscite bien des hostilités, et des plus violentes, en sorte que,
même en cas de victoire, le consentement à gouverner serait faible - même en
faisant abstraction de sabotages de divers ordres, à tout le moins de blocages,
qui seraient certes regrettables mais point improbables.
Or, on peut craindre, à entendre les cris de
victoire des derniers jours, que trop peu des partisans de Marine Le Pen
envisagent ces difficultés, privilégiant des scénarios de conquête et
d'exercice du pouvoir d'Etat à la fois peu probables et potentiellement
dangereux en ce qu'ils conduiraient à l'anarchie pure et simple, à ce chaos
français récurrent dans notre Histoire qui aurait comme d'habitude bien des
faveurs à l'étranger. Après avoir souvent évoqué ces questions avec Marine Le
Pen, je suis au regret de dire qu'elle ne semble pas, du moins pas encore,
consciente de l'étendue du problème... Ce n'est pas une raison pour ne pas le
poser, et s'empêcher d'envisager une autre stratégie, non point fondée sur un
parti, mais sur un authentique rassemblement, qui dépasserait de loin l'actuel
RBM, lequel n'est de toutes façons qu'une coquille vide, et hélas voulue telle
(les braves gens qui s'y inscrivent se voient verser sans tarder dans les
effectifs du FN...), ou bien, formule meilleure à mes yeux, sur une incarnation
forte dont je persiste à vouloir penser que Marine Le Pen pourrait l'assumer,
si toutefois elle transformait son parti (en changeant son nom, en instaurant
des courants, en n'en faisant qu'une pièce d'un bien plus large rassemblement,
en le professionnalisant et en faisant éclore l'embryon d'une culture d'Etat,
en valorisant ceux qui l'apportent au lieu de s'en méfier) et surtout le transcendait,
en sorte qu'elle appartienne à tous parce qu'elle n'appartiendrait à personne.
Le fait qu'elle semble tant peiner à s'émanciper de son père, qu'elle vient de
faire de nouveau élire député (curieux personnage qui fut député sous la IVe République et qui inaugure ces jours-ci un nouveau mandat parlementaire !...),
et chez qui, détail de plus grande qu'on ne croit, elle demeure toujours,
n'incite pas à l'optimisme. Car c'est à de plus dures ruptures encore qu'il
faudrait consentir !