Dimanche 23 février. – En 1978, devant m'installer à Paris
pour préparer l'ENA, un heureux hasard a voulu (si le hasard veut quelque chose)
que je trouve refuge chez les parents de mon beau-père, qui habitaient place
Saint-Michel, au numéro 6 - c'est-à-dire « côté sixième ».
Merveilleux refuge ! J'habitais une petite chambre cossue, meublée empire, qui
surplombait la grande place et sa fontaine, d'où j'apercevais les couples qui
se donnaient rendez-vous – c'était une distraction de voir un jeune homme, ou
une jeune femme, attendre, se morfondre, regarder sa montre, s'illuminer quand
l'autre arrivait, tandis que se donnait libre cours la série des étreintes, ou
des simples embrassades, ou des distants saluts... C'était Paris, la vie neuve,
et pour le Bordelais de 21 ans que j'étais, une féérie. Les nuits
m'enchantaient : chaque soir, les lumières s'allumaient de toutes parts, la
ville était une grande dame qui se parait de bijoux pour sortir vers quelque
fête... De jour, j'allais le plus souvent « coté sixième », vers
l'Odéon, où les vieux cafés n'étaient pas chers, et souvent poussais jusqu'à
Saint-Germain-des-Prés où, chaque fois, je me jurais de devenir écrivain – et
de ne rien faire d'autre. Je descendais rue Bonaparte jusqu'au quai et entrais
chez Sennelier, n'achetant rien souvent, sinon un petit carnet canson ou
bien une plume calligraphique. Bien entendu, j'allais de temps en temps à l'ENA,
qui venait de trahir le VIe en déménageant, circ 1980, de la rue des
Saints-Pères à la rue de l'Université, à trois pas : offense pardonnable, car
j'ai toujours pensé que c'était presque le même monde jusqu'à la rue du Bac,
que le VIe devrait annexer un jour – nous ne sommes pas opposés à certaines
conquêtes territoriales, quand bien même ne l'inscrivons-nous pas au programme,
pour cette fois-ci....
Au 6ème, je fus à mon tour infidèle, m'installant quelques années rive
droite, dans un dernier morceau de Halles qui n'étaient presque plus les Halles
; quand elles ne le furent plus du tout, je traversai de nouveau le fleuve et
m'installai rue de Seine, qui me fit pour toujours, comme on doit, germanopratin.
C'est là, à l'angle de la rue Jacob, où l'on entendait le bruit d'une petite
fontaine dont l'eau, hélas, semble aujourd'hui tarie, que j'écrivis mes
premiers livres – Lattès, mon éditeur se trouvait et se trouve toujours rue
Jacob, le deuxième rue du Dragon, un troisième dans cette rue Servandoni, qui,
entre Saint-Sulpice et le Palais du Luxembourg, est l'une des plus belles rues
du monde – ex-aequo peut-être avec la rue de Seine, dont il faudrait certes
améliorer la circulation mais qui, bien à l'abri entre l'Institut et le
Boulevard Saint-Germain (« la Muraille de Chine », disait Blondin qui
faisait semblant de ne le franchir jamais) n'est pas loin de figurer pour moi
le centre du monde, une sorte de cocon qui le reçoit tout entier mais s'en
protège, toujours calme comme l'épicentre tranquille de l'ouragan. Rue de Seine
! Quittée en l'an 2000, je l'ai retrouvée onze ans plus tard, passant alors,
bien plus près des quais, de l'imposant 46 au petit immeuble du 25, vieillot au
point d'avoir abrité D'Artagnan, mais bien en vue de l'Ecole Beaux-Arts, et
presqu'à l'ombre des Académies, si près du fleuve que j'allai souvent, les
nuits chaudes, prendre l'air sur le pont des Arts, qui est, par le Nord, la
vraie porte d'entrée de l'arrondissement.
Entre temps, j'ai furtivement habité rue Vavin, rue étroite fourmillante
d'écoliers et de lycéens, par où l'on va d'un côté se promener au Luxembourg,
où tant de choses arrivent, et de l'autre sur le Boulevard du Montparnasse où
il arriva tant de choses – soit encore vers Notre-Dame des Champs, en
traversant le Boulevard Raspail avec une bonne pensée pour le général de Gaulle
qui vécut là une décennie... Mais mon plus long séjour fut, de 2001 à 2011,
celui de la rue du Vieux Colombier, à l'angle de la rue Madame, d'où j'aperçus
dix ans durant l'une des tours de Saint-Sulpice en réfection puis délivrée
enfin, rendue à ses ciselés, délicate comme un gâteau en sucre. Je dus à la
députation européenne de devenir pour la première fois propriétaire, et de
mener meilleur train, prenant mes habitudes chez Lipp où les serveurs sont si
aimables, ou chez Vagenende à la belle salle rococo, au bar du Lutétia ou du
plus discret Hôtel de la rue des Beaux-Arts – ainsi que, le dimanche, en l'Eglise
Saint-Sulpice, qui vit passer et trépasser
tant de nos gloires...
Mais pourquoi parcourir ici toutes ces
rues, où chaque pas m'est un souvenir ? Pour cette raison simple, découverte au
fil de mes pérégrinations « sixièmistes », que l'on peut s'attacher à
un quartier de Paris aussi amoureusement qu'à sa contrée, son village ou sa
terre, que l'on peut trembler pour lui et l'air particulier qu'on y respire, se
lamenter que son harmonie s'évapore et que vienne à s'effacer jusqu'à l'idée de
lui-même... Or, c'est exactement ce qui survient à ce VIe qui est pour moi le
réceptacle, pour ainsi dire la quintessence de la capitale de la France, en
somme le tabernacle de l'esprit français, celui de la littérature et des beaux
Arts, de la politique et des Lois, des passants chics et des parisiennes
distinguées – distingué, mot si français, donc si difficile à traduire,
donc si mal vu, qui dit justement comment la France est sans pareille. J'écris
cela car je crois aussi que, au sens où la politique est un service, il n'y a
pas de politique sans amour. J'écris ceci parce que j'aimerais que quiconque est
appelé à représenter cet amour d'arrondissement consente pour lui davantage
qu'un train-train de bonne gestion mollassonne et trouve le courage de se
dresser comme chevalier devant son fief quand tant de périls l'assaillent.
C'est par période. Souvent, les familles apparaissent et disparaissent en même temps.
RépondreSupprimerCela semble s'être légèrement attenué depuis plusieurs mois, mais à certain moments, rien que sur la zone, boulevard St Germain, rue de Buci et rues et ruelles attenantes à Odéon, on peut avoir une dizaine (et plus pendant l'été 2013), de familles qui stationnent sur les trottoirs avec matelas, bagages et enfants, font leurs besoins contre les murs, les portes d'entrées. Marcher dans certaines ruelles revient à marcher dans la pisse avec la pregnante odeur qui va bien (Pour ce que j'ai observé, avec des variations de périodes, mention spéciale pour les rues Grégoire de Tours et Bernard Palissy). On peut également, rarement, mais c'est arrivé à plusieurs amis, en croiser dans sa cage d'escalier, ce qui est très rassurant. Bref, c'est un vrai bonheur.